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Être « de gauche » ?

Essai pour une (re)définition transversale des concepts « gauche » et « droite »

Introduction

Il y a toujours deux niveaux. Le premier est celui sur lequel on s’appuie quand on se dit « de gauche » : c’est le niveau du discours, des bonnes intentions, des objectifs ou des revendications bien rationnelles, des belles valeurs, des symboles, des vérités chéries, etc. Puis il y a l’autre niveau, moins conscient, voire inconscient, qui fait que l’on va finir par réagir d’une certaine manière, parfois, souvent, en contradiction avec le premier niveau. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’on n’aime pas la jalousie ou le pouvoir qu’on ne va pas se sentir jalouses ou qu’on ne va pas, parfois, prendre du plaisir dans certaines dynamiques de pouvoir. Combien de fois nous sommes-nous retrouvées frustrées de voir à quel point la réalité de nos actions se déroule en totale contradiction avec nos intentions ? Et ce, dans tous les domaines de la vie : intime, amoureuse, amicale, professionnelle, militante, etc. C’est-à-dire que nous pouvons être très « de gauche » au niveau des intentions, mais réactionnaires, voire fascistes, au niveau des pratiques. C’est donc ce deuxième niveau, dominé non pas par la raison, les concepts, les manifestes ou les bonnes intentions, mais par le monde inconscient, ses flux et ses mécanismes, auquel nous allons nous intéresser, car c’est bien là que la question se joue. Nous proposons donc un ensemble de prismes (Δ), sans aucune prétention totalisante, pour contribuer à une (ré)définition collective des concepts de gauche et de droite.

1er prisme Δ

Sensibilités et compétences

S e n s i b i l i t é :

propriété / aptitude d’une matière, d’un organe, d’un corps à réagir aux stimuli externes ou internes.

Le mot sensibilité vient de sens. Les sens captent. On peut réagir seulement aux stimuli/informations que l’on capte – inutile de forcer un aveugle à voir, un sourd à entendre. Les yeux captent la lumière, les tympans captent des ondes/vibrations. Or, il ne suffit pas d’avoir de bons yeux et de bonnes oreilles pour capter, par exemple, l’injustice dans notre entourage. Il nous faut quelque chose de plus. Quelque chose d’autre que nos sens physiologiques est à l’œuvre dans nos esprits lorsqu’on capte une injustice. Comme s’il y avait un autre type de sens. Si les sens physiologiques captent les informations physiques (lumière, vibration, température, distance, etc.), cet autre type de sens capte les informations sociales (quelle est ma place dans la meute, quand est-ce mon tour de manger, quel territoire m’est attribué ? etc.). Si, pour les sens physiologiques, des récepteurs chimiques et des terminaisons nerveuses sont à l’œuvre, pour cet autre type de sens, il s’agit plutôt de programmes, de « logiciels », un peu comme les applications de nos téléphones portables ou de nos ordinateurs. Il y a donc des « logiciels » qui nous permettent de capter les injustices, les violences, les oppressions, les signes de souffrance, de maladie, de dépression, de névrose ou de psychose, etc. Inutile de forcer un aveugle à voir, inutile de forcer quelqu’un qui n’aurait pas les bons logiciels à capter une injustice, une violence, une oppression. Il ne s’agit donc pas de vouloir ou de décider de capter ces situations ou ces phénomènes sociaux, il s’agit d’avoir, de cultiver les « bons logiciels ». Voilà donc ce à quoi nous nous référons quand on parle de sensibilités. Être de gauche donc, selon ce prisme, n’est pas tellement une décision, un vouloir ou une sorte d’identité autoproclamée que l’on pourrait rajouter facilement dans nos CV, afficher sur nos réseaux sociaux ou sur nos applis de rencontre, montrer avec nos t-shirts du Che Guevara, avec nos chants anarchistes ou nos quelques actions, non, non, non. Être de gauche = être sensible. Multi-sensible, pluri-sensible. Mais sensible à quoi ? À une diversité de phénomènes concernant le mental, le social et l’environnemental – et spécialement à leur intrication. Être de gauche implique donc avoir cultivé dans nos esprits une multiplicité de sensibilités : des sensibilités psychologiques, sociologiques, anthropologiques, écologiques… De ce point de vue, être de gauche n’est pas un discours, une mode, une décision, une envie, c’est du travail ! Car cette multiplicité de sensibilités, nous ne la cultivons pas par défaut socialement, culturellement – la société industrielle, capitaliste qui nous a façonnés, n’a surtout pas besoin d’esprits pluri-sensibles. Nous sommes obligés donc, si nous voulons cultiver ces sensibilités, de nager à contre-courant, de lutter contre le cadrage et la parcellisation propres à nos sociétés modernes, consistant à produire de petits soldats, de petits robots, de petites machines spécialisées, chacune dans son champ spécifique, et ce pour servir à qui ? Surtout pas à nous-mêmes, que ce soit individuellement ou collectivement. Nous voyons bien que ce n’est pas une mince affaire d’« être de gauche ». Quelque part, personne n’est de gauche, puisque personne n’est en mesure, prenant en compte la façon dont notre culture produit des sujets, d’avoir tout cet éventail de sensibilités. Pour mieux nuancer la question, nous sommes obligés de laisser de côté les lunettes de l’être, car elles nous contraignent à aborder le sujet de façon binaire : être ou ne pas être, soit tu es de gauche, soit tu ne l’es pas. On voit très bien que nous pouvons être sensibles par rapport à un sujet, à une situation ou à un domaine spécifique et, en même temps, très insensibles par rapport à d’autres sujets, situations ou domaines. Oui, cela veut dire que nous sommes de gauche et aussi, en même temps, de droite (insensibles) selon les endroits que l’on observe en nous, dans diverses situations et contextes. Il ne suffit pas d’« être marxistes » ou d’« être anarchistes » pour ne pas devenir des grands ou des petits tyrans, des grands ou des petits colons, des sexistes, des racistes, des oppresseurs des minorités, des validistes, des violents, des agresseurs, que ce soit au niveau collectif ou sur un niveau plus personnel, plus intime. De droite et de gauche, en même temps ? Quelle idée ! C’est que « être de gauche » est une expression trop rigide. Il convient donc d’analyser la question en termes de devenir : si l’être est un état donné, une pierre, le devenir représente toujours le mouvement, le fleuve et ses tourbillons. Nous serions très prétentieux, très arrogants ou très naïfs, si nous disions que nous sommes de gauche. En revanche, nous pouvons dire sans aucune prétention que nous sommes dans un devenir de gauche, dans la mesure où l’on cultive les sensibilités diverses. Nous avons dit qu’être de gauche veut dire être multi-sensible ; que nous ne pouvons pas vraiment être de gauche, car malgré le fait que l’on soit sensibles à certains sujets ou situations, nous sommes forcément insensibles par rapport à d’autres sujets et à d’autres situations, car victimes de l’industrie et de son culte des œillères ; que nous sommes en même temps de gauche et de droite, selon les endroits que l’on observe en nous dans une situation donnée, dans un contexte donné ; que le prisme du devenir est plus adapté que les lunettes de l’être, et qu’au lieu de dire « je suis de gauche », il est plus précis de dire « je suis dans un devenir ‘de gauche’ ».

Compétences ?

Nous avons, jusqu’à maintenant, abordé la question de la gauche en ce qui concerne les sensibilités, c’est-à-dire la captation des signes ou des informations concernant le mental, le social et l’environnemental. Mais suffit-il d’être sensible, même multi-sensible ? Combien de fois avons-nous capté des injustices, des conflits et toutes sortes de problèmes par rapport auxquels nous n’avons rien pu faire ? Nous pouvons être très sensibles et en même temps nous sentir très impuissants. Il y a donc deux choses qui seraient précieuses pour la gauche selon ce prisme : la captation et l’action, les sensibilités et les pratiques. Pour faire ou pratiquer, il faut pouvoir faire, être capable, compétent. Faire un bon discours, gérer un conflit, établir des relations de façon saine, produire autrement, consommer autrement, gérer la propriété autrement, apprendre à prendre soin et à nous soigner, apprendre à soutenir des personnes, déconstruire nos vieux logiciels, expérimenter et trouver les modes d’organisation les plus adaptés, articuler les différents terrains d’action politique (macro, micro et infra-personnel), devenir souples et ouverts au monde, à l’altérité, etc. Tout cela requiert à la fois des sensibilités et des compétences très concrètes, précisément celles que la société néglige, que notre culture ne cultive pas. Dans la gauche au sens traditionnel, y compris ladite « extrême gauche » ou « gauche radicale », prenons-nous au sérieux cette question ? Sommes-nous en train de cultiver cette multiplicité de sensibilités et de compétences ?

Et la droite, c’est quoi ?

Nous avions jusqu’à maintenant utilisé ce prisme pour définir la gauche comme sensible, comme multi-sensible. Comment faire alors sens de la droite ? Est-ce l’insensibilité qui la définit ? Les personnes plus à droite sont-elles insensibles ? Nous avions défini la sensibilité comme une sorte de logiciel nous permettant de capter et de réagir à un stimulus, à une information, à une situation donnée. L’acte raciste, classiste, sexiste, n’est-il pas nécessairement la conséquence d’un type de sensibilité, selon notre définition ? Sensibilité par rapport à l’« invasion » de la part des étrangers, au « grand remplacement », aux « déviances » sexuelles ou de genre, à l’« hystérie » des femmes, à l’« insolence » des travailleurs, etc. Nous pourrions dire que la droite est aussi sensible, et même multi-sensible ! Ce constat fait-il effondrer notre propos ? Ou est-ce qu’il y aurait des « bonnes » et des « mauvaises » sensibilités ? Les sensibilités, expliquent-elles vraiment le clivage gauche-droite ? Nous considérons qu’au contraire, notre propos tient très bien. Pour nous, la droite s’explique en termes d’insensibilité et aussi en termes de sensibilité. D’abord d’insensibilité, car la droite est insensible à une diversité de phénomènes, à un ensemble d’injustices, de violences et d’oppressions, et en même temps, elle se définit par un ensemble de sensibilités que nous pourrions qualifier d’inadaptées. Il y aurait donc des sensibilités adaptées et des sensibilités inadaptées selon la situation, selon le contexte. Mais adaptées ou inadaptées selon quels critères, selon quelle science ou quelle philosophie ? Qualifier une sensibilité, un logiciel d’inadapté, n’est-il pas trancher de façon complètement arbitraire dans l’amoralité du cosmos ? Ce problème philosophique n’est pas facile à résoudre sans invoquer une justice divine, un évangile religieux ou un évangile militant. Or, il y a une chose, pour nous la seule, qui tranche la question malgré nous, en dépit de nous, au-delà de nous, en deçà de nous, autour de nous, à travers nous. C’est la vie elle-même, ou plus précisément l’écologie. Tout système « vivant », y compris les rapports sociaux, obéit à des « principes » écologiques : si on ne boit pas assez d’eau, on finit par mourir ; si nous refoulons des émotions, des pulsions vitales, nous serons condamnés à être névrosés, malades ; si nous colonisons un peuple et si, lorsque ce peuple se défend, nous le réprimons violemment, une partie de ce peuple cherchera à se défendre d’une façon plus violente, et si notre réponse à une telle « radicalisation » est de fusiller ou de bombarder les « radicaux », les « terroristes », alors au lieu de diminuer la « menace terroriste » qui nous fait peur, nous sommes en train de la nourrir, le paradoxe étant que c’est nous, avec le premier acte de colonisation, qui l’avons provoquée. Ces trois exemples représentent des réalités, des déterminations écologiques qui n’ont rien à voir avec nos croyances, nos valeurs, nos idéologies, nos symboles. Nous pouvons identifier de mieux en mieux quand un écosystème comme une forêt est perturbé, troublé, malade ou menacé de mort. C’est l’interrelation de fonctions en équilibre(s) qui fait forêt. Tout ce qui perturbe, trouble ou menace ces équilibres est considéré comme toxique, comme nocif, comme maladif. Cela semble évident pour la forêt, or nous devons souligner que l’esprit humain ainsi que les sociétés humaines obéissent aux mêmes types de déterminations écologiques. Ces déterminations sont elles-mêmes déterminées par la singularité de chaque écosystème : il y a des forêts qui ont moins besoin d’eau, de chaleur et de lumière que d’autres, c’est d’ailleurs ce qui différencie la forêt de la jungle. Et il y a aussi des déterminations qui s’appliquent dans toute forêt, dans toute jungle : si les bactéries qui captent l’azote de l’air (N≡N – non assimilable) et qui le fixent dans le sol sous forme d’ammoniac, nitrites et nitrates (·NH3, ·NO2, ·NO3 - assimilables) disparaissent, alors n’importe quelle forêt ou jungle serait condamnée à une mort subite/rapide, car ces bactéries représentent la source d’azote pour la quasi-totalité des êtres vivants, l’azote faisant partie essentielle de l’ADN, leur absence serait fatale – pas d’azote assimilable, pas de vie. Nous considérons que ce sont ces déterminations, générales et singulières, dans chaque registre écologique et dans leur intrication – mental, social et environnemental – qui détermineront les sensibilités adaptées ou inadaptées dans un moment, une situation, un contexte, un territoire donné. Nous pouvons dire alors que les sensibilités de la gauche, ce sont des sensibilités seulement par rapport aux / concernant les trois registres écologiques dans leur intrication, tandis que la droite est précisément insensible aux rapports écologiques, à l’écologie dans ce sens large, et sensible ou hyper-sensible par rapport à ce qui fait inconsciemment peur, à ce qui menace leurs territoires existentiels, et plus précisément leurs points d’accrochage (deuxième Δ), autour desquels ces territoires ont été constitués / formés.

Gauche = sensibilités et compétences qui œuvrent dans le sens écologique – Écosophique : articulation transversale de trois registres écologiques – mental, social et environnemental.

Droite = sensibilités et compétences qui œuvrent dans un sens non-écologique, anti-écologique, écocide.